Je suis Prunelle, jeune minette de dix
ans, l'âme et la gardienne de la maison Duclos, rue du vieil Ecotay!
Léonard de Vinci dit de moi que je suis une œuvre d'art, ce doit
être vrai car Christiane a réalisé plusieurs fois mon portrait à
l'aquarelle. Elle en est très fière. Admirez mes yeux verts,
j'avais alors mon air timide. Les choses ont bien changé.
Ce
qui
est merveilleux avec nous les chats, c’est qu’il n’y a rien à
faire, quand nous venons à vous les humains, il n'y a qu’à nous
regarder, nous admirer, tendre l'oreille, nous écouter. Moi j'aime
ça.
Je
pose de longues heures allongée sur le canapé du salon, je guette
du coin de l'œil les faits et gestes de mon Artiste peintre. Je
guette ses soupirs, son insatisfaction lorsqu'elle n'obtient pas
l'effet désiré, son pas plus traînant quand elle n'est pas en
forme et surtout le ton de sa voix qui devient plus pointu et monte
dans les aigus quand elle est furieuse. J'ai appris à repérer leurs
émotions, leurs faiblesses et surtout leurs colères, alors,
discrètement, je m'évapore dans le jardin.
Être
dans l'album de famille, au milieu des enfants et petits enfants,
passer à la postérité, vous rendez vous compte pour un animal
domestique, c'est une preuve d'amour, une promotion. Ils m'adorent et
Christiane adore ses photos qu'elle regarde longtemps. Je feuillette
avec elle, collée contre son nouveau pull en mohair.
Le
village de Bard réalisé à l'aquarelle, lors d'une exposition à la
mairie par l'association des peintres d'Ecotay, sur le thème du
village de Bard.
Leurs voyages en famille quand ils partent en
vacances à Carcassonne ou près de Sète au bord de la mer, Guy et
Christiane s'en vont souvent. Ils m'agacent, quand je vois sortir et
passer sous mon nez leurs valises et leurs gros sacs, je sais que je
vais avoir droit au dehors et à la solitude
Ils me laissent seule en compagnie de mon distributeur à pitance que je dois défendre du pillage la nuit, face à une famille de hérissons affamés et d'infâmes matous toujours là à guetter. Les matous, j'en fais mon affaire. Ma fourrure a belle allure, « Noir c'est noir », je les effraie, mais le vieux grincheux du quartier l'autre jour m'a entamé une oreille.
Il
y a trois ans, Christiane est partie rejoindre sa fille au Canada à
Montréal, elle nous en a parlé longtemps. J'étais la chouchoute de
Mylène étudiante à Lyon, mais je quitte les lieux quand les deux
petites filles du fils aîné arrivent pour les vacances beaucoup
trop longues à mon goût. Leurs cris, leurs jeux violents me sont
absolument insupportables. « Les chats c’est comme le papier,
ça se froisse très vite» disait Guy de Maupassant.
Il n'y a rien de plus docile qu'une
maîtresse, encore faut-il bien savoir la dresser, lui faire
comprendre quand çà suffit les caresses et que l'heure du casse
croûte est arrivé! Mon secret je lui tourne autour en me frottant à
ses collants ou au bas de son pantalon velours que j adore avec
quelques miaulements appropriés. D'ailleurs ils ont fini par me
faire mon passage perso dans le garage et la porte arrière du
jardin. Dehors-dedans, ni vu ni connu. Vive l'indépendance. Il y a
beaucoup d'espace autour de la maison rue du Vieil Ecotay. Les bois,
je les adore.
Mes patrons sont très actifs, Guy est
souvent au jardin, mais Christiane à la cuisine et aux pinceaux. Ils
ont des réunions à n'en plus finir, engagements sociaux dans
l'équipe municipale, administratifs, associatifs, comité des fêtes.
Que sais-je encore ! Ils disent que je suis une chatte élevée
aux croquettes, mais j'adore les odeurs du Petit bois qui sent le
vrai, le naturel, le sauvage. Le chien, ce grossier personnage va à
la rivière. Lui je l'ignore. J'ai horreur de l'eau, je
préfère prendre des bains de soleil.
« Au commencement, Dieu créa
l’Homme, mais le voyant si faible, il lui donna le chat ».Warren Eckstein
Je
peux vous faire une confidence : L'Humain ne nous ressemble pas,
il est lourd, dépendant, pataud, gourd, raide, agité, désordonné,
bruyant, souvent mal léché. Une anomalie génétique a doté
certains hommes du sens de l'humour…Ici, je n'ai pas à me
plaindre. Christiane affirme qu'elle est comme moi amoureuse de son
indépendance, j'ai de la chance, les Duclos sont de fervents
défenseurs des animaux. S'ils me voyaient dépecer les oiseaux, ils
seraient horrifiés, ils croient naïvement que je me satisfais de
leurs sachets lyophilisés. Regardez, mes yeux brillent de plaisir à
la pensée de partir en chasse aux campagnols. Je les guette
longtemps, j'entends leurs petits cris angoissés, ça m'excite. Le
plaisir qu'il y a de saisir sous la fourrure chaude leurs cœurs
palpitants. Je relâche un peu, la bestiole est sonnée, elle
étouffe, alors je la reprends, je la serre plus fort pour sentir la
vie peu à peu s'en aller dans ma bouche. Leur souffle vital qui
passe en moi ! C'est divin.
Quand j'ai faim je
les mange mais le nec plus ultra c'est de sentir sous mes crocs la
chair molle des souris dodues. Je me répète, c'est plus fort que
moi. Les humains sont de pauvres idiots, ils ne connaissent pas la
chasse, la saveur de la chair vivante quand le cœur de la bestiole
se débat et que je dois donner le coup de croc final.
« J’aime dans le chat cette indifférence avec
laquelle il passe des salons à ses gouttières natales ».
Chateaubriand
Texte Marie-Pierre BAYLE * Aquarelles Christiane DUCLOS
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