Mes belles voitures,
riches en souvenirs.
Abandonnée au milieu d'un
pré, ma peau, je veux dire ma tôle s'est rouillée aux intempéries.
Ma vitre regarde d'un œil torve les curieux qui s'approchent. J'ai
rouillé lentement au creux des automnes pluvieux. Les hivers ont
fendillé ma cuirasse et le soleil trop ardent a donné la
chaleureuse teinte dorée qui plaît tant à Michelle, la jeune
peintre qui a fait mon portrait.
Ma vitre arrière droite
reflète le bleu d'un ciel serein. Ma vitre avant reflète mes idées
noires. Les gamins du paysan ne viennent plus grimper sur mes sièges
dépenaillés. Ils sont devenus des adultes sérieux et fort occupés
qui m'ont abandonnée. Personne ne fait ronronner mon moteur pour me
donner de la chaleur, pour me faire voyager sur la route que je n'ai
jamais empruntée et qui mène au lotissement des Fayes. On m'a mis à
la retraite et pourtant j'en ai roulé du beau monde, des promenades
en amoureux et même le mariage du fils du maire. Il faut dire que
j'en ai entendu des confidences et les soupirs de fiancées à la
sortie du bal. Elles trouvaient que mes sièges étaient trop étroits
pour des ébats convenables.
C'était dans les années
d'après guerre. Il y avait alors du temps d'amour à rattraper.
J'étais en ce temps là
une belle Renault 4CV, ramassée sur moi-même comme une tortue avec
ma coque arrondie en crapaud. Sortie de Billancourt, j 'étais la
voiture la plus vendue en France jusqu'en 1955 j'ai paraît-il un
million de sœur jumelles.
«Mon oncle possédait
une 4CV Renaud et toute la famille le sollicitait pour se faire
transporter» me confie Michelle.
Quant
à la belle Panhard des années 1920,
«Seules les personnes ayant un certain niveau de vie pouvaient se
permettre d'acheter un tel véhicule»
Ma couleur chocolat fondu
comme une gourmandise caramélisée n'est pas ma couleur d'origine.
C'est Michelle Pallay de
Bard la célèbre petite fille de Lydia.D qui m'a faite à
l'aquarelle, c'est dire que je suis entre de bonnes mains, mais chut!
Ce sont les amours secrètes de Matisse et Lydia D, la grand mère
russe de Michelle dont je vous ai raconté l'histoire et qui fut
l'égérie de Matisse.
C'est cette belle automobile toute neuve que
Matisse vient d'acheter lorsqu'il a reçu le paiement de sa grande
sculpture
«Grand nu assis».
Avec cette luxueuse voiture Matisse va
chercher Lydia D à la gare de Nice en juin 1932. Elle rentre comme
modèle et muse au service du peintre.
Lydia, venue de Sibérie,
a de longs cheveux blonds, les yeux bleus, la peau blanche et les
traits finement découpés. Elle devient indispensable à Matisse.
Elle l’aide à l’atelier, nettoie ses pinceaux, dispose ses tubes
de peinture, efface les tableaux que Matisse veut repeindre. Elle
effectue les courses chez ses fournisseurs, organise ses expositions,
ses déménagements. Sa jeunesse, son énergie, sa beauté sont
devenus l’air dont il a besoin pour vivre et continuer à peindre.
Le musée Matisse du Cateau-Cambrésis, la ville natale de Matisse,
lui a consacré une exposition en 2010.
Elle est la magnifique jeune femme au corsage bleu présente sur de
nombreux tableaux.
Quand je m’ennuie dit
Matisse, «Je peins un portrait de Mme Lydia. Je la connais comme
l’alphabet.»
Le peintre manifeste beaucoup de tendresse pour
son modèle. Quand il est content raconte Lydia il me fait passer des
petits mots doux.
« Lydia aide
Matisse pour son immense composition sur le thème de la danse. Ah,
le regard porté par le peintre sur celle qui devient son modèle!
Elle le charme, le surprend, le subjugue du bout des cheveux au bout
des doigts. Son visage lumineux, son corps souple: il veut les
connaître par cœur, les conquérir, les faire vivre sur le papier
ou la toile. Et le modèle caressé des yeux glisse ainsi vers
l’icône: entrée dans la vie d’un homme, Lydia Delectorskaya
habite l’histoire de l’art».
Quant à la 4 CV c'est en
54, année de la mort de Matisse que Lydia achète cette voiture
pour aller un peu partout promouvoir l’œuvre du peintre en
particulier les collections faites par les musées russes.
Quant à la 2 CV me dit
Michèle, c'est ma première voiture. Je l'ai achetée d'occasion
avec mes premiers salaires dans les années 70. Quelle liberté de
pouvoir aller où on veut en emmenant les copines et copains ! J'ai
plein de souvenirs.
Les
voitures véhiculent nos souvenirs de jeunesse, si vous souhaitez
raconter les vôtres, vous pouvez m'en faire part pour un prochain
texte.
Aquarelles : Michelle PALLAY
Texte : Marie-Pierre BAYLE